Ou la légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Uylenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et d’ailleurs.
A Damme, en Flandre, quand mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Uylenspiegel, fils de Claes. Katheline l’amie voisine, un peu guérisseuse fit à cette occasion office de sage femme. Elle emmaillota le bébé et le mit dans les bras de Claes qui ouvrit la fenêtre et dit «voici monseigneur le soleil qui vient saluer la terre de Flandre, regarde le quand tu le pourras, demande lui conseil ; il est clair et chaud ; sois sincère comme il est clair et bon comme il est chaud».
Sur ce, Soetkin, la maman pris le nouveau né et lui offrit ses beaux flacons de nature. Cependant ce même jour naissait en Espagne Philippe, fils de l’empereur Charles. «Je vois» dit Katheline «spectres fauchant hommes comme faneurs l’herbe, fillettes enterrées vives ! Sur leur corps dansait le bourreau» ; «c’est noir présage pour la terre de Flandre» répondit Soetkin. Claes était kooldraeger ou charbonnier, c’était le meilleur homme du monde, Soetkin était bonne commère matinale comme l’aube et diligente comme la fourmi. Malgré son courage le couple ne gagnait guère d’argent et Claes allait volontiers braconner du poisson au canal de Bruges en compagnie d’un jeune garçonnet que l’on nommait Lamme de son nom de baptême et Goedzak à cause de son doux caractère. C’est ce que fit Claes la veille du baptême afin de pouvoir donner au prêtre les deux patards nécessaires, mais le lendemain son fils ne fut pas baptisé une mais six fois, il fut trempé par une averse sur le chemin de l’église, des maçons au travail sur la voute du sanctuaire jetèrent par plaisanterie un seau d’eau au dessus des fidèles, le doyen baptisa le bébé déjà bien agité par les deux premiers baptême, il le nomma Thylbert qui veut dire en mouvement. Au retour, le passage obligé à l’auberge, une chute dans la boue suivie d’un bon nettoyage complétèrent les six baptêmes de Thyl.
Sa sainte majesté Charles résolut dans le même temps de célébrer dignement la naissance de son fils, elle alla pour se faire à la pêche non au canal mais dans les poches des pauvres gens.
Bien vite Thyl grandit comme un jeune peuplier, il croissait en gaieté et malice. A 15 ans il se plaisait à courir les foires et marchés, il avait entrepris de confectionner un beau cadre de foin criant que chacun pourrait y voir son être présent et à venir. Si d’aventure un curieux s’avançait, Thyl derrière son cadre imitait le quidam et le moquait disant dans son langage west flamand : «Ik ben uylen spiegel» au lieu de «ik ben u lieden spiegel», ainsi vint son surnom uylenspiegel (*).
Thyl avait deux bons amis, Lamme son ainé et Nele sa cadette, fille de Katheline, douce comme une sainte, belle comme une fée. Uylenspiegel qui aimait la compagnie se montrait à la fois peintre, sculpteur, manant, noble homme.
L’empereur revenu de la guerre cherchait son fils Philippe qui n’aimait que la solitude et le noir. Il le trouva dans un réduit au fond du palais, près de lui une guenon toute petite et mignonne dans une cage sous laquelle il avait mis le feu. Le futur roi s’amusait des souffrances du pauvre animal (véridique). Ca c’est rien dit l’évêque, c’est signe que bientôt il brûlera beaucoup d’hérétiques.
Un jour que Thyl voulut capturer un petit chardonneret pour le mettre en cage, son père lui dit : «fils n’ôte jamais à l’homme ni à la bête sa liberté qui est le plus grand bien de ce monde. Laisse chacun aller au soleil quand il a froid et à l’ombre quand il a chaud. Et que Dieu juge sa sainte majesté qui a enchaîné la libre croyance en pays de Flandre». Ainsi le garçon fut le plus grand ami des animaux ; il accueillit un pauvre chien errant qu’il nomma Titus Bibulus Schouffius, un autre jour ce fut une cigogne blessée qui fut soignée et qui ne quitta plus la pauvre chaumière de Claes.
Le jour de la fête des morts, Thyl sortit de Notre Dame avec quelques vauriens de son âge, il rencontra Lamme qui paya à tous largement à boire à l'auberge «In den Rooden Schildt» de la bière dobbele knollaert. Echauffé par la boisson Thyl déclara tout net que les messes des morts ne sont avantageuses qu’aux prêtres. Un de la bande le dénonça et il fut pris et enfermé un mois et trois jours dans une cave. En considération de sa jeunesse les juges le condamnèrent seulement à marcher pieds nus et en chemise lors de la prochaine procession puis il fut banni du pays de Flandre pour trois ans, sous condition de faire un pèlerinage à Rome et d’en revenir avec l’absolution du Pape.
Partout où il passait, le pauvre Uylenspiegel terrifié, ne voyait que des têtes sur des poteaux, des jeunes filles mises dans des sacs et jetées toutes vives à la rivière ou enterrées vives, des hommes couchés nus sur la roue ; à Bruxelles, Bruges ou Malines. «Je leur ferai payer leurs messes des morts» dit Thyl. Cependant alors que le jeune homme cheminait, Katheline la mère de Nele guérit par des simples, un bœuf, trois moutons et un porc, hélas elle ne put guérir une vache de Jan Boelen. Celui ci l’accusa de sorcellerie. Elle fut condamnée et torturée ; on lui brûla les pieds, puis on brûla sur sa tête rasée une chevelure d’étoupe. Le magistrat de Damme ayant eu pitié de la femme, n’a cependant pas voulu lui bailler punition selon l’extrème rigueur de la ville et le peuple applaudit à cette rude douceur. Bien que vivante, elle perdit la raison : «feu sur la tête, l’âme frappe, faites un trou, elle veut sortir» criait elle sans cesse.
Et Uylenspiegel poursuivait son pèlerinage, blutant ici la farine pour un kwaebakker (mauvais boulanger), jouant de la trompette pour la garnison d’Audenaerde. Passant à Liége, il rencontra au marché aux poissons Lamme, riche héritier qui se consolait du départ de sa femme en mangeant force fricassée.
Alors que Thyl cheminait vers Rome, Claes et Soetkin qui vivaient bien pauvrement eurent la visite d’un ami de Josse, le frère de Claes. Josse était devenu un homme très riche et voulut que son frère profita de sa fortune, il lui faisait parvenir 700 carolus. Mais Josse était passé à la nouvelle religion et son ami ne manqua pas de dire chez Claes tout le mal qu’il pensait de la sainte religion romaine. Thyl, lui, était arrivé à Rome à bord d’un chariot de pèlerins venus de Mayence, se trouvant ainsi absout de ses fautes il s’en retourna vers la Flandre, faisant mille métiers pour se nourrir. Un jour qu’affamé, il se trouvait aux pieds du palais du Landgrave de Hesse, il sut que celui ci cherchait un peintre. Thyl se proposa «puisque tu es peintre flamand» lui dit le landgrave tu peindras dans la grande salle du palais ma famille, mes seigneurs, mes capitaines. Thyl s’enferma durant 30 jours dans la salle défendant à quiconque d’y pénétrer, il fit là bonne chair et grandes siestes. Enfin il ouvrit les portes à deux ventaux, prévenant tous les nobles personnages présents que s’il est parmi eux un vilain, il ne verra qu’un mur blanc. Bien sûr chacun ne vit qu’un mur blanc et Thyl s’en fut bien vite.
Un soir alors que Claes était au coin du feu avec Soetkin et Nele, le prévôt et quatre sergents de justice vinrent l’appréhender. «Messire, prévôt dit Soetkin qu’a donc fait mon pauvre homme ?» «Hérétique» dit l’un des sergents. Thyl revint alors à Damme, arrivé au Rooden Schildt, le baes lui dit de se hâter, «car le malheur a sonné pour ton père».C’est Titelman le doyen de Renaix, surnommé l’inquisiteur sans pitié qui dirigeait l’interrogatoire de Claes, le populaire était nombreux au jugement car ceux de Damme aimaient Claes grandement, tous témoignèrent en sa faveur. Mais les faits évoqués contre le charbonnier étaient implacables. Le dénonciateur étant derrière la porte de la chaumière lorsque le messager de son frère était passé. Claes n’avait rien dit lorsque l’homme avait blasphémé contre l’église : «la grande Babylone, la prostituée romaine…» et le réformé avait passé la nuit chez Claes. Josse Grupstuiver, doyen des poissonniers était le dénonciateur, car il savait que les biens des condamnés étaient partagés, moitié pour le dénonciateur, moitié pour le roi. Thyl et Nele cachèrent cependant les carolus d’or. Claes fut brûlé mais non torturé car il avait avoué ses fautes. La nuit suivante Thyl et sa mère allèrent au bûcher ils recueillirent quelques cendres à l’emplacement du cœur du supplicié. Confectionnant un sac de toile Soetkin dit «que ces cendres qui sont le cœur de mon homme, soient toujours sur ta poitrine, comme le feu de la vengeance contre les bourreaux». «Je le veux» dit Uylenspiegel. Le lendemain les sergents et les crieurs vendirent les biens de Claes mais il ne trouvèrent pas les carolus. Grupstuiver racheta le tout sachant qu’il ne paierait que la moitié puis il dénonça la veuve et le fils d’avoir soustrait les carolus. Ils furent torturés l’un et l’autre ; les pieds et les mains de Soetkin furent brisés de même que les poignets et les chevilles de son fils mais ils ne dirent pas où était l’argent.
Bientôt cependant Soetkin mourut, Thyl, dolent, répondait à tous «les cendres battent sur ma poitrine». Sur les bûchers fumait la graisse de Flandre. «Je veux sauver la terre de Flandre» dit-il et il repartit sur les routes du plat pays laissant Nele, la douce seule avec Katheline, la folle. Lamme toujours à la recherche de son épouse perdue rejoignit Thyl.
Ce printemps là Louis de Nassau, de Brederode et 300 gentils hommes entrèrent à Bruxelles chez la gouvernante, duchesse de Parme pour demander l’abolition des placards touchant au fait de la religion ainsi que l’inquisition, on les traita de gueux. En juin, le mois des roses, les prêches avaient commencé au pays de Flandre, les apôtres de la primitive église prêchaient en tous lieux, ainsi la parole de liberté fut entendue partout. Les pères dans les églises assuraient que placards et inquisitions étaient nécessaires, comme de punir les hérétiques et le cardinal de Granvelle, le «chien rouge» brûlait les hérétiques et le trésor du roi s’enrichissait. Thyl et Lamme faisaient bonne chair et bonne boisson quand ils le pouvaient, carême le reste du temps, mais partout ils disaient de fuir ou de s’armer aux bons Flamands réformés et aux catholiques avides de liberté. «J’entends» dit-il «pousser le bois dont les fagots serviront à brûler les pauvres hérétiques, j’entends la gendarmerie qui vient d’Espagne». Il dit encore «ne pillez pas les églises, c’est un crime qu’Albe, le démon vous fera expier au centuple». Thyl alla trouver le comte d’Egmont, «les cendres de Claes battent sur ma poitrine, comte va avec ta gendarmerie battre d’Albe, toi seul le peux ou bientôt ta tête gîsera sur le plancher». Thyl et Lamme couraient les marchés, avec un fidèle du prince d’Orange, prévenir les braves gens des noirs desseins du roi de sang d’Espagne. Ils aidèrent un imprimeur à publier la bible en Flamand.
Représentation d'Uylenspiegel avec son miroir et son hibou, ici en bouffon (pâte à sel).
Les têtes des comtes d’Egmont et de Harnes sont tombées et le roi avait hérité mais Guillaume d’Orange, «le Taiseux», était debout, il réunit une armée et fit envahir de trois côtés les Pays Bas. Il harcèle les soldats du roi et Thyl est son messager.
“Slaet op de trommele van dirre dom deyne
Slaet op de trommele van dirre doum, doum
qu’on arrache au duc ses entrailles
qu’on lui fouette le visage
qu’il soit livré aux chiens ! à mort le bourreau ! vive les gueux
Christ regarde d’en haut tes soldats
risquant le feu, la corde,
le glaive pour ta parole”
Mais le taiseux et son frère Ludwig, le Bayard de Flandre, ne devaient avoir nul bon succès en cette guerre. Et par ruines, sang et larmes, vainement Uylenspiegel cherchait le salut de la terre des pères. Et les bourreaux par les pays pendaient, déhanchaient, brûlaient les pauvres victimes innocentes. Et le roi héritait.
Thyl était maintenant bon soudard dans l’armée du prince, le taiseux lui ordonne d’aller par tout le pays puisque «la fortune trahit sur terre notre cause sainte et chrétienne, la lutte continuera sur mer». En compagnie de Lamme, il arriva ainsi devant Maestricht assiégé par l’Albe, il improvisa une noce qui pénétra sans encombre en ville et avec elle cent combattants qui renforcèrent la défense de la ville. «duc de sang» «duc niais as-tu vu l’épousée ? » Etant à Heyst, sur les dunes, Uylenspiegel voit venir d’Ostende, de Blankenberghe, de Knokke force bateaux pêcheurs pleins d’hommes armés qui accompagnaient les gueux de Zélande. A Emden, l’amiral Très Long invita les deux compagnons à le rejoindre sur son navire. Ils allèrent vers le Texel mais durent se replier à Wieringen. Prirent la Briele qui fut nommée verger de liberté. En ce temps, les gueux parmi lesquels étaient Lamme et Thyl, prirent Gorcum. Marin était leur capitaine, il signa une capitulation avec les défenseurs de la ville, les autorisant à partir sains et saufs. Car il arrêta dix neuf moines pour les faire pendre. Thyl enrageait ; «parole de soldat n’est plus parole d’or, il faut laisser partir les moines» mais les gueux vauriens dirent «Flamand et nourrisseur de moines, tu seras pendu avec eux». Ainsi fut fait mais une coutume de ville autorisait une fille à délivrer le condamné à condition de le prendre pour époux. Nele, orpheline de Katheline, s’en était venue de Hollande, elle sauva Thyl et l’épousa. Il reprit alors la mer, Nele étant fifre sur le navire. La course des gueux de mer était triomphante, la cloche de Wacharm tintait à chaque victoire. Thyl fut nommé capitaine du flibot la Briele et Lamme maître queue. Les gueux sont à Anvers, ils prennent des navires, ils sont à Alkmar, à Leyde, le duc de sang quitte les Pays Bas. Hollande, Zélande, Gueldre, Utrecht, Overyssel sont libres, mais le Taiseux cède les provinces du sud. A la pacification de Gand les seigneurs de Hollande et Belgique jurent l’extinction des haines, la paix entre les religions mais rien ne se fait. Le prince d’Orange est assassiné et meurt suivant sa devise «tranquille par les cruelles ondes». Uylenspiegel avec Nele quitta la flotte, Lamme retrouva enfin sa chère épouse. Thyl et Nele ayant leur jeunesse, leur force, leur beauté, car l’amour et l’esprit de Flandre ne vieillissent pas, vivaient dans la tour de Veere en attendant que puisse venir souffler le vent de liberté sur la patrie. Un jour Uylenspiegel ne se réveilla point. Deux nuits et un jour passèrent et Nele de douleur enfiévrée veilla son ami. Il fallut se résigner à l’enterrer mais alors que l’on versait le sable dans la fosse, Thyl se réveilla : «est ce qu’on enterre dit-il, Uylenspiegel l’esprit, Nele le cœur, de la mère Flandre ? ils peuvent dormir, mais mourir non.»
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C’est Charles DECOSTER (1827- 1879) qui écrivit, en français la légende de Thyl Uylenspiegel. Sa mère était Wallonne et son père Flamand, bien qu’il soit très probable que son véritable père fut le comte de Mercy, archevêque, «prélat mondain et fort peu ecclésiastique». au service duquel étaient ses parents. Le personnage d’Uylenspiegel était fort ancien, parti d’Allemagne, il avait fait le tour de l’Europe. Dès le XIVème siècle c’était un joyeux bouffon, vagabond, paillard, goinfre et faiseurs de gaudrioles. Decoster en a fait une figure toute neuve, un Flamand, héros de la liberté de conscience et de culte tout en lui gardant ses traits populaires. «Uylenspiegel est l’esprit de la mère Flandre, d’une Flandre de mœurs originales, son père Claes représente le courage d’un peuple persécuté ; sa mère Soetkin, la vaillance et le bon sens ; enfin Nele, sa fiancée, est le cœur même de la Flandre, douce comme une sainte, belle comme une fée.»
L’ouvrage est conçu comme un vaste poème épique, avec des tournures de phrases anciennes «qui traduisait admirablement les expressions intraduisibles de la vieille langue des Flandres, le west flamand savoureux», selon les dires de Decoster lui- même.
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(*) “Je suis le hibou-miroir” au lieu de “Je suis votre miroir”, le hibou représente la sagesse, le miroir la comédie. En Français uylenspiegel est devenu espiègle.